Extrait du livre : « Ouvertures sur le vrai ».
Maurice ZUNDEL.
Chapitre 3.
Je décris un cercle en faisant tourner une pierre attachée au bout d’une ficelle…
Je ne puis à aucun moment dire en toute rigueur que la pierre est ici ou là, puisqu’elle ne s’arrête nulle part, et encore moins qu’elle est partout à la fois .
Je constate simplement que son mouvement s’inscrit dans la circonférence
dont la ficelle est le rayon et dont le centre est ma main.
Ma main est comme un point immobile,
virtuellement présent au cours entier du mouvement sans être entraîné dans son écoulement.
Elle en contient et domine tout le développement sans participer à l’instabilité de son être.
C’est sans doute d’une manière analogue que l’éternité embrasse toute la durée du temps, contient son devenir et le soutient sans être immergée dans son flux.
Il passe, elle demeure ;
il devient, elle est;
il se déploie en un perpétuel inachèvement, elle se recueille en une infinie plénitude.
N’est-ce pas ce que vous éprouvez, en quelque manière,
toutes les fois qu’à travers la musique vous communiez à la beauté ?
Vous perdez alors comme vous dites si justement la notion du temps.
De la circonférence vous êtes passé au centre, et rien ne pourra plus jamais faire taire ce chant intérieur, si vous demeurez digne de l’entendre.
Tout art authentique est l’affleurement de l’éternel dans une matière devenue transparente à l’esprit.
Et tout ce qui comporte une vraie valeur humaine élude pareillement la mesure du temps.
Il y a parfois dans l’amitié, des heures où l’on atteint au suprême dépouillement.
On n’a plus rien à dire, parce qu’on est devenu si intérieur l’un à l’autre qu’aucune parole n’est plus apte à traduire une telle unité.
Les âmes se touchent par le fond, comme réduites au centre où elles coïncident.
La mort n’y portera nulle atteinte.
Elle peut mettre un terme à l’évolution de la durée mobile, figer un point sur la circonférence où le devenir à sa trajectoire : elle ne mord pas au centre, où la vie a sa source éternelle.
Il suffit d’être attentif à ces données pour éviter de fabriquer de l’éternité avec du temps,
en imaginant celui-ci comme un segment compris entre un avant et un après,
sur une ligne sans origine et sans fin.
Ces deux durées sont radicalement hétérogènes.
L’éternité est au-dessus et au-delà de la mort .
Elle n’est pas en rigueur de terme après la mort, pas plus qu’un centre de rotation ne peut se situer à ce point de la circonférence qui marque l’arrêt du mouvement.
Si nous sommes la proie du devenir dans une durée biologique irréversible,
nous n’en sommes pas moins apparentés à l’éternel sur le plan de l’esprit.
De la circonférence où se situe notre évolution cosmique,
nous pouvons nous recueillir au centre où la vie a sa plénitude.
Quand l’homme est capable de concevoir et d’éprouver en quelque manière l’éternité,
il émerge du temps et il est au-dessus et au-delà de la mort.
L’individu doit mourir, la personne est immortelle.
Maurice ZUNDEL